Thomas Hengelbrock, devenu le nouveau directeur musical de l’Orchestre de chambre de Paris en février 2024, présente la saison inaugurale de son mandat. Il échange ici avec Jörn Tews, directeur général de l’orchestre.
De part et d’autre, la décision de s’engager s’est prise sur la base d’une unique rencontre, votre concert de septembre 2023 au Théâtre des Champs-Élysées, durant lequel vous dirigiez les musiciens dans Schumann, Mendelssohn et la Symphonie n° 9 de Schubert. Qu’est-ce qui vous a tous convaincus ?
Thomas Hengelbrock : La réussite d’un tel mariage reste toujours imprévisible, mais je commence à avoir un peu d’expérience, et il était évident pour moi que le concert confirmait ce que j’avais déjà ressenti dans la salle comme spectateur – habitant Paris depuis plusieurs années, j’ai l’occasion d’en suivre la vie musicale. J’ai immédiatement perçu la force des individualités, l’orchestre de chambre mettant précisément en lumière la responsabilité de chaque musicien, sa capacité à jouer avec son cœur, avec ses émotions, avec sa tête. Leur adaptabilité, aussi, à des répertoires et des cadres de jeu très différents, qui répond à mon propre côté touche-à-tout, entre le violon, la direction d’orchestre et de chœur, la mise en scène…
Jörn Tews : L’enjeu de ce concert était aussi, bien sûr, d’emporter la conviction des musiciens. Jamais je n’ai vu de retour aussi unanime au sondage que nous organisons, comme tous les orchestres, après la venue d’un chef invité ! L’approche holistique de Thomas est entrée en résonance avec celle du groupe. Chacun a compris qu’il ne fait pas les choses par opportunisme carriériste, parce que ça ferait bien sur son CV… Il s’empare de chaque projet avec une vision globale, et la volonté de sortir du travail à la chaîne dans lequel on peut vite tomber, dans la musique, si l’on cède à une forme de professionnalisme blasé. Il peut commencer une répétition en faisant jouer un choral de Bach qui n’est pas au programme, afin de réveiller tout le monde. Se décider sur la base de cet unique concert était certes audacieux, mais à l’image d’un orchestre qui est à la fois très indépendant, entre sa résidence à la Philharmonie de Paris et nos liens avec le Théâtre des Champs-Élysées et le Châtelet, notre conscience, également, du contexte très concurrentiel de la capitale, entre phalanges symphoniques, ensembles indépendants et toute la planète musicale qui défile en tournée…
Thomas Hengelbrock, on vous connaît pour votre travail à la fois avec des orchestres de chambre sur instruments d’époque et de grandes phalanges symphoniques et lyriques modernes. Vous voir associer le format chambriste avec les instruments modernes nous semble presque contradictoire !
T. H. : Être invité à diriger l’Orchestre Philharmonique de Vienne, l’Orchestre royal du Concertgebouw ou des productions à l’Opéra de Paris ou Bayreuth est évidemment exaltant, mais s’inscrit à chaque fois dans un cadre très normé. Le temps est limité, les répétitions organisées selon un modèle qu’il ne peut être question de transgresser, il faut même résister à cette tentation : comme chef invité, vous ne pouvez utiliser les quelques heures dont vous disposez à retravailler le son de l’orchestre ou son intonation, vous ne feriez que le déstabiliser. Les ensembles sur instruments d’époque offrent davantage de flexibilité pour organiser les répétitions, mais passer, au sein d’un même programme, d’une période à l’autre, ou moduler fortement les effectifs, s’y heurte à des difficultés pratiques et économiques. L’orchestre de chambre sur instruments modernes, et s’appuyant sur une équipe de musiciens permanents comme l’Orchestre de chambre de Paris, peut se montrer encore plus souple et plus aventureux. Pour certains projets de cette saison, nous avons tout de suite envisagé des répétitions supplémentaires ou des partielles.

Jörn Tews, ce recrutement d’un nouveau directeur musical pour l’Orchestre chambre de Paris s’est déroulé dans des circonstances extrêmement particulières. Lars Vogt, précédent titulaire du poste, est décédé prématurément en septembre 2022, et vous-même avez pris vos fonctions de directeur général en février 2023…
J. T. : C’était bien entendu un moment traumatisant pour les musiciens et l’équipe technique et administrative, tant sur le plan artistique qu’humain. En très peu de temps, et malgré la pandémie, Lars était parvenu à porter l’orchestre à un niveau sans précédent, catalysant le renouvellement générationnel des dernières années. Il ne fallait pas laisser retomber cette énergie artistique. Dès la rédaction de mon projet de candidature, j’ai insisté sur l’importance qu’il y avait, selon moi, à recruter dans cette temporalité un chef de formation, plutôt qu’un soliste abordant la direction d’orchestre – même si cela peut être parfaitement adapté à d’autres circonstances, Lars en était d’ailleurs le meilleur exemple ! Ce que j’ai appelé un « chef-chef », disposant d’une assise de répertoire allant du baroque tardif à la création, et d’une égale aisance en fosse, en format symphonique ou avec des effectifs légers. Donc, d’une certaine expérience – je suis persuadé qu’il est encore possible de nommer un directeur musical ayant dépassé l’âge de vingt-cinq ans… Plaisanterie à part, la richesse du parcours devant aller de pair avec la renommée, c’est aussi pour nous l’occasion d’attirer l’attention sur l’orchestre, qui souffre encore d’un petit déficit de notoriété. Je le constate quand des spectateurs s’étonnent de le trouver aussi bon ; cela veut dire que l’information n’a pas suffisamment circulé ! Pour être honnête, j’avais très fortement le nom de Thomas en tête en préparant mon projet.
Thomas Hengelbrock, la saison 24-25 semble pousser l’Orchestre de chambre dans ses retranchements, passant durant le même concert de l’intimisme des arrangements du dernier quatuor de Beethoven, ou des Métamorphoses de Strauss, au symphonisme de Brahms ou Bruckner…
T. H. : Bien sûr, mais avec un centre de gravité qui est celui de l’orchestre romantique du XIXe siècle. Les grandes formations symphoniques, outillées pour des répertoires plus tardifs, ont augmenté démesurément le nombre des cordes. Or, même Brahms se jouait avec huit à neuf violons par pupitre pour les premiers et les seconds, pas quatorze comme c’est souvent le cas aujourd’hui, et quand Beethoven choisissait de doubler les cordes, il faisait la même chose avec les bois.
L’Orchestre de chambre de Paris a la taille parfaite pour retrouver des équilibres authentiques.Vous dirigerez également un programme de musique latino-américaine, ce qui était moins attendu…
T. H. : Peut-être pour ceux qui vont apprendre à me connaître ! Voilà onze ans que j’enseigne régulièrement à La Havane, que je suis et défends avec passion la musique américaine des deux hémisphères. La création, bien entendu, mais aussi des pans trop longtemps négligés de son héritage, comme l’œuvre du compositeur afro-américain William Grant Still. J’espère que, pour le public, cette surprise sera une bonne surprise !
Au quotidien, qu’attendez-vous l’un de l’autre afin d’amener l’orchestre encore plus loin ?
J. T. : J’attends de Thomas ce que je suis déjà sûr d’avoir : un artiste qui va proposer vingt idées à la minute ! Dans le domaine artistique, mais aussi culturel et sociétal, qui est dans notre A.D.N. J’ai horreur, à ce sujet, des projets dont on sent qu’ils « cochent les cases ». La richesse de l’action sociale d’un orchestre doit à tout moment être alimentée par son excellence musicale. La dimension organique du travail de Thomas devrait mettre les qualités de l’Orchestre de chambre de Paris au centre du jeu, et en nourrir le rayonnement culturel.
T. H. : J’attends de Jörn que nous allions dans la même direction, ce qui me semble déjà être le cas, de même qu’avec la présidente de l’orchestre, Brigitte Lefèvre. Le management doit rassembler les énergies artistiques autour du projet du directeur musical, mais aussi les forces politiques, économiques, sociales… J’ai conscience de la difficulté de cette tâche, mais suis plein d’espoir et d’enthousiasme sur le potentiel d’une ville comme Paris pour faire vivre avec ses habitants l’art et la culture !
Propos recueillis par Vincent Agrech
Crédit Photos :
Thomas Hengelbrock © DR
Jörn Tews © Jean-Baptiste Millot