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Artistes

Portrait de Thomas Hengelbrock, nouveau directeur musical

02 juillet 2024

Bien que connu dans notre pays, le nouveau directeur musical de l’Orchestre de chambre de Paris est à découvrir sous de nombreux aspects. Premier tour d’horizon d’un parcours hors normes – et premier vertige !

Pour un mélomane français, le nom de Thomas Hengelbrock résonne d’abord telle une promesse d’absolu sérieux germanique : érudition musicale, compétence technique, éthique des grands kapellmeister. Autant de qualités bien présentes chez le nouveau directeur musical de l’Orchestre de chambre de Paris, mais qui ne doivent pas en occulter d’autres ayant joué un rôle au moins aussi déterminant dans sa nomination.

Né en 1958, violoniste de formation, sa vie d’artiste débute sous une triple influence. Celle de la tradition des conservatoires et des orchestres de province en Allemagne, socle inestimable, bien qu’aujourd’hui menacé, d’une pratique et d’une écoute de la musique classique parmi les moins élitistes au monde. Celle de la création, extraordinairement dynamique, corrosive et polémique au début des années 1980 ; assistant chef d’orchestre, il apprend ainsi le métier auprès de maîtres qui sont aussi compositeurs, tels Witold Lutosławski et Mauricio Kagel. Enfin, celle du mouvement de redécouverte des répertoires anciens sur instruments d’époque, alors arrivé à maturité : initié à leurs mystères dès ses années d’études auprès de Rainer Kussmaul (premier violon solo des Berliner Philharmoniker, mais parfaitement conscient de l’importance de la révolution musicale en cours), le jeune Thomas Hengelbrock joue ainsi dans les rangs du Concentus musicus Wien, sous la direction de Nikolaus Harnoncourt, l’un des pères de la résurrection du baroque.

Cette troisième direction va, tout d’abord, l’emporter dans son début de carrière. Avec un groupe d’amis, il fonde en 1987 le Freiburger Barockorchester, dont l’une des ambitions est de démontrer à ceux qui font mine de moquer une moindre habileté technique des « baroqueux » de ce temps que la démarche la plus exigeante en termes de recherche de nouveaux répertoires peut se conjuguer avec une excellence instrumentale sans concession. C’est au sein de ce collectif qu’il est, de plus en plus souvent, amené à diriger, tandis que les invitations d’autres ensembles se multiplient.

Épris de musique vocale, il fonde en 1991 le Chœur Balthasar Neumann, qui ne doit pas son nom à un compositeur oublié, mais à l’un des plus éminents architectes de l’ère des Lumières. Une façon, déjà, de revendiquer le dialogue entre les disciplines, mais aussi entre les époques, le chœur abordant dès l’origine les œuvres de notre temps aux côtés de celles des siècles passés. Développant sa démarche, Thomas Hengelbrock y adjoint à partir de 1995 un orchestre, imaginé selon les mêmes principes. Il sera parmi les premiers à amener les instruments d’époque à explorer des œuvres loin en avant dans le XIXe siècle, comme les symphonies de Brahms ou les opéras de Verdi, mais aussi à aborder sous un angle nouveau les questions de transmission, avec une forte dimension internationale et une volonté d’échange entre les cultures.

Pas question, cependant, de s’en tenir à une seule ligne esthétique. Pour Hengelbrock, la redécouverte des instruments d’époque, des équilibres induits par l’effectif des ensembles, du travail sur les textes à travers les modes de jeu, l’articulation, les dynamiques, les couleurs qu’ils permettent, n’est pas antinomique avec l’éclairage opposé. À savoir les évolutions entraînées en termes de facture instrumentale et de taille des orchestres par les anticipations des compositeurs, via les innombrables partitions que leurs contemporains accusaient régulièrement d’être injouables ! De 1995 à 1999, Thomas Hengelbrock officie en tant que directeur artistique (et pas seulement musical) de la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen, l’un des plus éminents orchestres de chambre au monde. De 2000 à 2003, c’est au Volksoper de Vienne qu’on le retrouve en tant que directeur musical – cette seconde scène lyrique de la capitale autrichienne, où les œuvres sont données en traduction allemande afin d’être comprises par tous, et dont les tarifs très bas facilitent l’accès à toutes les catégories de revenus. Enfin, entre 2011 et 2018, il est chef principal de l’Orchestre symphonique de la Radio d’Allemagne du Nord (NDR Symphonie Orchester) à Hambourg, assumant la direction d’une phalange de cent quinze musiciens, avec laquelle il inaugure en 2017 l’Elbphilharmonie, la nouvelle salle de concert la plus attendue d’Allemagne en ce siècle.Son lien avec la France s’est d’abord tissé au fil des collaborations professionnelles, avant de prendre un tour plus personnel. L’Opéra de Paris l’invite régulièrement dès 2005, pour une mémorable révision par Pina Bausch de son Orphée et Eurydicede Gluck, souvent repris depuis, tandis que le chef retrouvait également la fosse de Garnier et de Bastille pour Haendel et Gounod, Mozart et Verdi. À partir de 2011, c’est au tour de l’Orchestre de Paris, qui le nomme chef associé de 2016 à 2019. Après la pandémie, à l’inverse de tant de citadins quittant les grandes villes, Thomas Hengelbrock fait le choix de s’installer à Paris, avec son épouse, la comédienne Johanna Wokalek, aussi appréciée du cinéma d’auteur et des scènes institutionnelles que des séries de télévision populaires en Allemagne. Leur union a conforté l’amour du musicien pour le théâtre, qui s’incarne aussi bien dans sa collaboration avec le grand acteur Klaus Maria Brandauer (qui fut le professeur de Johanna Wokalek) pour des concerts mis en espace croisant textes littéraires majeurs et musiques de scène qu’ils ont inspirées, que pour des productions lyriques dont le chef signe lui-même la mise en scène.

Ce bouillonnement intellectuel permanent qui anime Thomas Hengelbrock, associé à une énergie et une force de travail colossales, l’autorise à réaliser une forme de quadrature du cercle. À la fois invité des plus prestigieux orchestres mondiaux, tels le Concertgebouw d’Amsterdam ou le Philharmonique de Vienne, hôte des plus grands festivals comme Salzbourg, Bayreuth, Aix, et lui-même créateur d’une multitude de manifestations festivalières, événementielles et d’académies, il concilie cette versatilité avec une étonnante capacité à s’investir en profondeur, en particulier dans le rapport entre l’artiste et la société. C’est donc à la fois une ère de grand rayonnement et de recherches passionnées qui devrait s’ouvrir pour l’Orchestre de chambre de Paris. — Vincent Agrech *

* Portrait tiré du numéro 22 du Magazine de l’Orchestre de chambre de Paris, Ensemble ! : « Un air d’été », paru en juin 2024.